Rapport transmis au gouvernement début août 2001

Jean-Pierre Demailly
Professeur à l'Université de Grenoble I
Membre Correspondant de l'Académie des Sciences

à Monsieur le Ministre de l'Education Nationale

Monsieur le Ministre de la Recherche et de la Technologie

Monsieur le Secrétaire d'État à l'Industrie



Saint-Martin d'Hères, le 30 juillet 2001


Rapport sur l'enseignement des sciences et sur l'environnement de travail des enseignants et enseignants-chercheurs

L'objet de ce rapport est de contribuer à une analyse de la situation de l'enseignement scientifique en France, dans le Secondaire et à l'Université. Comme cette situation est fortement liée aux conditions générales d'exercice des enseignants et enseignants-chercheurs, je me suis attaché aussi à analyser les difficultés les plus sérieuses que ceux-ci peuvent rencontrer dans d'autres secteurs que celui strict de leur activité d'enseignement, notamment dans leurs activités de recherche. Le rapport se veut sans concessions ni complaisance, mais ne prétend pas à l'exhaustivité dans l'analyse des difficultés.

L'analyse soutenue dans ce rapport est que la qualité de l'enseignement public scolaire et universitaire s'est considérablement dégradée depuis une dizaine d'années, pour des raisons objectives et quantifiables, et que c'est cette dégradation globale, massive, qui est la cause principale de la désaffection des étudiants dans les filières scientifiques, ainsi que de la difficulté qu'éprouvent les enseignants et enseignants-chercheurs à pouvoir exercer efficacement leur métier. Bien entendu, si le texte est très fortement critique, c'est aussi parce qu'il se concentre à dessein sur les difficultés et ne s'étend pas sur les aspects positifs (cela ne veut pas dire qu'il n'en existe pas aux yeux de l'auteur de ce texte...)

Les vues qui suivent sont personnelles, mais je dois ajouter qu'elles ressortent d'une pratique de près de 25 ans sur le terrain, et de discussions avec de nombreux collègues d'autres disciplines scientifiques, ou encore avec des enseignants du secondaire, à l'IREM de Grenoble. J'ai pu bénéficier des réflexions menées par la commission Kahane, ainsi que de débats menés à l'Académie des Sciences l'an dernier. J'ai moi-même enseigné au Lycée il y a une vingtaine d'années, et depuis, à tous les niveaux de l'Université. Mes travaux de recherche m'ont amené à cotoyer de près plusieurs branches des mathématiques, mais aussi la physique mathématique et l'informatique, souvent en relation avec des chercheurs européens ou d'autres pays. Enfin, j'ai joué récemment un rôle de conseil auprès du MEN et du CNDP dans le cadre d'une opération en cours concernant les TICE et les logiciels libres.

J'espère que ces vues pourront être utiles par exemple en vue du travail de la commission présidée par Monsieur le Professeur Guy Ourisson, Membre et Président sortant de l'Académie des Sciences, ainsi qu'aux cellules de réflexion des ministères concernés.

Il va de soi que je me tiens à votre disposition pour vous apporter de plus amples informations, et, le cas échéant, vous mettre en contact avec les individualités, associations ou institutions qui ont été mes sources de réflexion.

Le rapport s'articule en quatre parties, de longueurs inégales :

Pour chacun des aspects, des propositions précises sont faites. Il est évident que l'ampleur des mesures que je propose est très grande et demanderait (demandera ?) des efforts et des moyens considérables. De telles mesures devraient s'étaler sur plusieurs années, et s'effectuer dans un souci de continuité et de cohérence. Je suis pour ma part absolument convaincu que les problèmes sont structurels et très profonds, et qu'on ne pourra pas y remédier par une collection de petites mesures ou ajustements ponctuels. Les solutions ne pourront pas être mises en oeuvre sans une prise de conscience suffisante des pouvoirs publics et de l'opinion, et une participation active de la société dans son ensemble.



Fait à Saint-Martin d'Hères,



Jean-Pierre Demailly



Copie:
* Présidence de la République, Cabinet du Premier Ministre
* Présidence de l'Académie des Sciences, Commission présidée par Guy Ourisson
* Associations savantes
* Grands partis politiques
* Syndicats enseignants
* Media








I. Enseignement des Sciences: un état des lieux

Notre pays ne forme plus assez de scientifiques dans un certain nombre de secteurs clé (sciences "fondamentales", informatique, technologies de pointe, etc), et il en est de même pour nos principaux partenaires européens, cf. [1]. Dans le même temps, le niveau des étudiants qui se préparent à entrer dans le professorat ne cesse de baisser. Il est de notoriété publique dans le milieu enseignant que les candidats reçus aux concours de recrutement du CAPES et de l'Agrégation, particulièrement en Sciences, le sont sur la base de résultats très faibles aux épreuves écrites, au moins pour ce qui concerne les reçus en milieu ou queue de liste. Et la tendance est à la baisse, avec chaque année qui passe (1).

(1) L'appréciation ressort d'une part de la convergence quasi-unanime des collègues interrogés, et d'autre part d'une analyse dans le temps des contenus que j'ai été à même d'enseigner dans les préparations aux concours, sur la base de mes notes de cours écrites. Ce contenu est, objectivement, en forte baisse. Voir aussi les analyses précises parues dans [2], [3], [4], [5], [9].

Le risque est très grand que les jeunes enseignants mis sur le marché ne puissent pas dominer leur discipline à un niveau suffisant pour avoir ensuite l'autonomie et la capacité de jugement nécessaires à la pratique de leur enseignement.

L'Éducation Nationale a tenté récemment de prendre quelques mesures, comme l'introduction d'un peu plus de sciences expérimentales aux niveaux primaire et secondaire, mais ces mesures ponctuelles ne sont pas susceptibles de résoudre des problèmes de fond qui tiennent à des dysfonctionnements structurels majeurs. On peut relever aussi la présence de nombreux "clichés" inappropriés ou inexacts véhiculés par les media et par certains responsables politiques [6], conduisant parfois les décideurs à des prises de position contraires à l'épanouissement intellectuel des citoyens tout comme au développement économique du pays. Il y a ainsi dans le public une confusion permanente entre le statut de la science, outil de connaissances fondamentales, et les conséquences politiques et humaines pouvant résulter de l'utilisation des technologies scientifiques, qui relèvent d'un pur problème de gestion économique ou politique. On sait bien, hélas, que les technologies utilisées à mauvais escient peuvent entraîner des désastres majeurs: accidents technologiques, guerres, destruction de l'environnement..., mais la confusion mentionnée ci-dessus a abouti dans le dernier quart de siècle à une perception négative de la science par l'opinion publique, et ce, dans tous les pays développés. Les tendances similaires observées en Europe et ailleurs montrent le caractère planétaire de la mauvaise perception des enjeux scientifiques.

Quelles évolutions a-t-on observées en France en matière d'enseignement, et en particulier, d'enseignement des sciences ? Dans les deux dernières décennies, les gouvernements successifs ont eu le souci légitime de faire accéder la plus grande proportion possible de la population à un niveau de formation avancé. Le système éducatif a donc dû faire face à un accroissement démographique considérable, surtout au Lycée et à l'Université. Or, face à une audience forcément plus exigeante et plus diverse, le système éducatif a répondu de manière absurde par une réduction de son "adaptabilité": entre autres, création du collège unique, réduction de la diversification des filières scientifiques dans l'enseignement général au Lycée; les filières C (sciences fondamentales), D (sciences de la vie), E (technologie) se sont vues ainsi remplacées par une unique filière scientifique S.

Dans le même temps, face aux difficultés, les enseignants se voyaient dépossédés de certaines de leurs prérogatives naturelles - comme celle, fondamentale, de prendre la décision finale d'orientation des élèves. Des mesures qui auraient été indispensables à la préservation de la qualité de l'enseignement n'ont pas été prises: mise en place de soutien efficace pour les élèves en difficulté, maintien de la cohérence des formations dans l'espace et dans le temps, maintien du taux d'encadrement des personnels d'accompagnement pédagogique, formation continue des enseignants, dispositifs pertinents de suivi et d'évaluation des enseignants - pour résoudre les cas douloureux d'enseignants en situation d'inadaptation ou de détresse pédagogique.

Plus grave, des réformes successives et trop rapprochées ont été mises en oeuvre, venant fragiliser l'édifice délicat patiemment mis en place par les générations précédentes, faisant parfois table rase de la longue expérience accumulée, aboutissant dans tous les cas à une diminution du potentiel adaptatif. Les réformes ont souvent été menées au nom de soucis louables "d'égalité des chances" et de "démocratisation de l'enseignement", mais dans la réalité, au prix du choix systématique du plus petit dénominateur commun. Puisque ce plus petit dénominateur imposait une réduction des contenus, on a taillé sauvagement dans les programmes. Au lieu de repenser les programmes dans leur globalité, les contraintes de temps ont fait qu'on a préféré concevoir les programmes au coup par coup. Ceci a abouti à la conception de programmes en "structure de gruyère". En Sciences, beaucoup de parties explicatives fondamentales, souvent celles qui permettaient aux élèves d'asseoir leurs connaissances sur une compréhension de fond ou d'alimenter leur réflexion citoyenne, ont été supprimées sans raison et sans aucune analyse didactique sérieuse des résultats que ces décisions pouvaient engendrer(2).

(2) Souvent, les orientations prises par l'institution éducative semblent résulter d'idées assez naïves soutenues par quelques personnalités très en vue, tout aussitôt déformées et poussées à leur extrême dans leur application, et reprises comme la vérité unique par les responsables administratifs, sans réelle concertation ou va-et-vient avec les acteurs du terrain. Il en a été ainsi pour la réforme dite des maths modernes dans les années 1970, qui prétendait que la seule clé de la compréhension scientifique était l'introduction de la méthode axiomatique formelle dès la classe de sixième, voire dès la maternelle. On en a vu les piteux résultats. Aujourd'hui - en retour de balancier si l'on peut dire - des scientifiques éminents ont fait remarquer que la science expérimentale était peut-être un point faible de notre pays et devait donc être davantage prise en compte dans le système éducatif. Il semble malheureusement en avoir été conclu qu'il fallait évacuer tout concept un tant soit peu théorique des programmes de l'enseignement secondaire ! Si des cas d'expérimentateurs purs comme Faraday existent, il y a aussi de nombreux exemples de théoriciens dont les résultats ont abouti à des retombées pratiques considérables (Poincaré, Einstein, Bohr...). La science, presque par définition, est une combinaison harmonieuse d'expérimentations et de modélisations théoriques, et elle doit évidemment apparaître comme telle dans l'enseignement.

Il n'en est resté que des programmes difficiles à assumer par les enseignants et par les manuels scolaires, sauf hélas par la pratique d'un bourrage de crâne ou d'une scolastique de nature à écoeurer les élèves les plus motivés (3), (4).

(3) Je ne peux pas ne pas mentionner que les travaux du CNP (Comité National des Programmes) dans les années 1995 et suivantes semblent s'être déroulés dans des conditions assez effarantes (les éléments d'information que je vais rapporter m'ont été transmis par mon collègue Michel Broué, qui représentait les mathématiques au sein du CNP). Il semblerait d'abord que le fonctionnement du CNP ait été fortement perturbé par les foucades du Ministre de l'époque qui, au lieu de s'en tenir à une attitude de neutralité responsable vis-à-vis de cette instance, se permettait de transmettre des injonctions plus ou moins arbitraires empiétant sur le travail de réflexion de la commission. Les débats internes ont parfois été houleux, et le Président du CNP de l'époque, Luc Ferry, se serait laissé aller à exprimer, dans un moment d'agacement, que les mathématiciens avaient encore à faire la preuve "de la légitimité de l'enseignement des mathématiques dans le secondaire" [non pas de la légitimité d'enseigner telle ou telle part des mathématiques, ou de les enseigner de telle ou telle façon, mais bien de la légitimité d'enseigner les mathématiques tout court]. Ce faisant, Luc Ferry ne faisait qu'exprimer une opinion hélas très largement répandue dans la société, singulièrement chez ceux qui n'ont pas eu une formation scientifique suffisante. Comme si les millénaires d'enseignement des mathématiques et l'utilisation massive des concepts mathématiques dans la société contemporaine ne constituaient plus en soi une justification impérative. Mais le scandale absolu ne réside pas tant dans les propos de Luc Ferry - qui ont probablement dépassé sa ligne de pensée personnelle - que dans le fait que l'institution éducative ne soit pas dotée d'une instance réunissant des compétences élargies et indiscutables, sur lesquelles le Ministère de l'Education aurait pu s'appuyer pour prendre des décisions mûrement pesées et analysées.

(4) Les choix faits dans les programmes du secondaire sont à coup sûr gravement en cause dans la mauvaise perception que les élèves peuvent avoir des disciplines scientifiques. Il est vrai que les structures horaires combinées à des ambitions déraisonnables ou incohérentes rendaient tout choix intelligent impossible aux commissions de programme. On a pu ainsi observer, dans les programmes de mathématiques destinés au Lycée, l'introduction de pseudo-"raccourcis" pour les notions de continuité et dérivabilité des fonctions, qui, faute de toute analyse didactique sérieuse, engendraient en fait des confusions systématiques ultérieures très sérieuses chez les étudiants.

Ceux-ci, se sentant de moins en moins sollicités dans leurs réflexions ou leurs démarches d'apprentissage, se désintéressent de l'enseignement, abandonnent l'effort, et dans le pire des cas, en viennent à considérer que l'Education Nationale n'a plus rien à leur montrer. Il faut voir que cette situation, loin de résoudre le problème des inégalités sociales, les accroît au contraire sévèrement puisque seuls les élèves issus des milieux les plus favorisés peuvent trouver les moyens de pallier les carences du système éducatif.

Quels remèdes ?

Ma proposition serait d'étudier de toute urgence des mesures de bon sens visant à remettre à l'ordre du jour la diversification des filières d'enseignement général, tout en augmentant autant que possible la qualité et l'adaptabilité du système.

Au niveau de l'école primaire, il faudrait revoir les contenus à la hausse. Pourquoi, pendant des décennies, a-t-on enseigné les 4 opérations dès le CP et le CE1, alors qu'on en arrive aujourd'hui à "l'hérésie" de n'enseigner la division qu'au niveau du CM1 ou du CM2, et encore, dans des situations factices où le résultat de la division se lit dans la table de multiplication? Les programmes officiels ne consolident la méthode générale d'addition des fractions par réduction au même dénominateur qu'au niveau de la classe de 4ème. Il s'agit là d'une fantastique régression intellectuelle par rapport à ce qui était observé il y a quelques décennies (les fractions étaient supposées maîtrisées de l'élève moyen dès le CM1/CM2). Les concepts essentiels de grandeurs et d'unités (longueurs, temps, vitesses, surfaces, volumes, densités...), qui relevaient autrefois du primaire, sont aujourd'hui ou bien inexistants ou bien massacrés par les programmes. Dans le même temps, en 4ème, le programme officiel prétend enseigner des "statistiques" d'apparence sophistiquée, incluant des analyses d'échantillons répartis par sous-classes (et ce, répétons-le, à des élèves qui sont supposés à peine maîtriser le calcul des fractions). Inutile de dire qu'il s'agit de purs fantasmes et que la plupart des enseignants sont incapables de gérer un tel contenu.

La situation actuelle est à mon avis le résultat d'une auto-intoxication et d'une démagogie politico-administrative (conscientes ou inconscientes), visant à éluder les problèmes plutôt qu'à tenter de les résoudre positivement: à savoir mettre en place, pour les élèves en difficulté, des mesures de suivi et de soutien pédagogique, des alternatives d'approche pédagogique prenant en compte leurs difficultés spécifiques. On a préféré là encore s'adresser à un "élève moyen" mythique qui n'existe pas, en négligeant les problèmes de compréhension des élèves en difficulté, et en imposant aux autres qui n'ont pas de difficultés particulières un nivellement par le bas d'autant plus injustifié que la population scolaire, en primaire, n'a pas beaucoup changé dans sa composition sociologique.

Au niveau du collège, il faudrait à la fois poursuivre la vigoureuse revalorisation des contenus, et en même temps mettre en place des filières proposant une approche plus pragmatique, construite comme une alternative positive et valorisante, mettant les élèves au contact du monde du travail, des milieux associatifs (action sociale, éducateurs sportifs, activités culturelles et artistiques...). Tout ceci suppose une action raisonnée et déterminée de l'État. L'Éducation Nationale pourrait faire appel à des intervenants extérieurs contractuels ayant l'expérience du terrain. Cela correspond d'ailleurs à un besoin fondamental d'une société qui est très loin d'assumer ses responsabilités en matière de prévention sociale. Il faut éradiquer les situations où des établissements ghettos ne servent de paravent qu'à l'échec scolaire et à des formes de délinquance sourdes (5).

(5) Les établissements scolaires ne doivent pas être le lieu où se règlent les problèmes sociaux, les enseignants ne sont pas formés à ce rôle (voir [27] pour un témoignage poignant). Il est évident que c'est aux acteurs sociaux que revient principalement le rôle de traiter les problèmes d'insertion en amont du système scolaire. Néanmoins, la discipline doit régner dans les établissements scolaires, et il faut très certainement envisager de nommer en plus grand nombre des personnels voués aux tâches de surveillance et d'encadrement, en particulier dans les ZEP.

Les jeunes en difficulté peuvent retrouver leurs motivations si on les met au contact de la vie réelle, en leur montrant que l'école de la République (et la société dans son ensemble) est susceptible de prendre en charge directement leurs aspirations: activités techniques, culturelles, artistiques, sportives, sociales etc..., même si elles sont assez éloignées de la pratique éducative de la filière "généraliste". Une telle organisation est impossible ou n'est qu'illusion si des filières différenciées adéquates ne sont pas créées. Bien sûr, des moyens humains et matériels considérables seraient nécessaires pour faire face à ces besoins.

Au Lycée, la question fondamentale, de nouveau, est la diversification des filières. Les formations professionnelles et technologiques sont évidemment une très bonne chose, et mes remarques concernent plutôt la filière générale, dans la mesure où c'est là que se focalisent une grande partie des dysfonctionnements qui toucheront ultérieurement les filières de formation scientifique.

L'instauration de la seconde indifférenciée a été - est encore - une aberration (6). A ce niveau, une bonne partie des élèves ont déjà des aspirations qui les inclinent plutôt vers telle ou telle direction, tandis que les résultats obtenus dans les années précédentes constituent en général des indicateurs assez forts. Il faudrait donc en revenir à des filières bien reconnaissables (incluant, évidemment, des directions tenant compte des évolutions récentes de la société): lettres et langues, lettres classiques, arts et lettres, sport et activités collectives, sciences économiques, sciences de la vie, sciences de la matière, science et technologie, comme cela existait auparavant - bien sûr, la différenciation pourrait se faire par étapes successives. Cela permettrait de revaloriser le contenu disciplinaire, en mettant l'accent sur les disciplines vers lesquelles les étudiants souhaitent s'orienter. Bien entendu, cela n'interdit pas non plus d'envisager des passerelles entre les filières, au moyen de jeux d'options adéquats en heures complémentaires (en particulier pour répondre à la demande d'étudiants désireux de mener de front plusieurs sujets de manière approfondie).

(6) Un éminent collègue biologiste, qui était visiblement sur la même longueur d'onde que moi, faisait remarquer qu'on pouvait faire de ce point de vue un parallèle entre le fonctionnement du système éducatif et la biologie. La richesse de la vie sur notre planète est une conséquence directe des phénomènes de différenciation et de bio-diversité. A l'inverse, l'uniformisation des conditions éco-biologiques, en particulier sous l'effet de la colonisation de l'écosphère par l'homme, entraîne la destruction de nombreuses niches écologiques.

Il est à noter que l'on n'enseigne actuellement presque aucune "informatique sérieuse" au Lycée, juste une formation à l'usage de logiciels assez spécifiques comme les tableurs ou les instruments de calcul, en général dans des contextes qui réduisent les élèves à l'état d'utilisateurs passifs de techniques venues d'ailleurs (7), et qui leur restent totalement étrangères au plan de la compréhension des mécanismes (8).

(7) Voir plus loin (section IV) des considérations liées à l'Informatique, aux TICE, à l'émergence des logiciels libres - et qui intéragissent fortement avec ce propos.

(8) Il a été écrit a de nombreuses reprises, y compris par des scientifiques reconnus, mais surtout par des milieux proches des media et du monde politique, que fait de disposer via les ordinateurs d'une grande puissance de calcul automatique aller pouvoir dispenser l'être humain de la plus grande partie de ses efforts intellectuels. Mais si l'on imagine que les ordinateurs d'aujourd'hui sont capables de simuler certains processus intellectuels, c'est probablement, en dehors de quelques cas de systèmes experts très particuliers et très limités, qu'on ne dépasse guère le niveau de l'intelligence simiesque (et encore... les singes font beaucoup mieux que l'ordinateur dans quantité de domaines!). S'il s'agit d'épargner à l'être humain des efforts de calcul purement mécaniques, l'argument peut éventuellement s'entendre. Mais certains inspecteurs généraux de l'Education Nationale sont allés jusqu'à prétendre qu'il n'y avait plus lieu de développer les capacités de calcul chez les élèves, ni de s'interroger sur les principes de fonctionnement de la technologie, et que seuls les résultats accessibles via la prothèse électronique comptent. Je me permets de m'inscrire en opposition totale farouche contre ce point de vue. Car en définitive, cela revient à peu près à dire que le citoyen n'aura plus aucun moyen de contrôle sur la technologie qu'il utilise, ni aucun moyen d'évaluer la pertinence des choix technologiques que la société lui impose. Et qu'il sera donc livré sans défense possible aux appétits de quelques "élites" disposant seules de la connaissance scientifique et technique. On voit déjà les prémisses de cette situation avec l'émergence de monopoles technologiques mondiaux.

Bien sûr, une formation à l'usage de logiciels spécifiques est compréhensible pour des filières courtes à visée professionnelle (secrétariat, comptabilité, etc), mais ce type de formation n'a pas sa place dans les filières générales. Des expériences tentées il y a environ une quinzaine d'années dans les programmes du secondaire ont montré qu'il était possible, en option informatique, d'enseigner des choses beaucoup plus intéressantes, telles que la programmation dans un langage informatique de base - par exemple en relation avec les mathématiques et la compréhension des concepts logiques fondamentaux (cf. aussi l'analyse de Bernard Lang parue dans [8]). Ces concepts restent hélas presque totalement ignorés dans l'enseignement actuel au Lycée. Cela est consternant, compte tenu de l'importance croissante que jouent ces concepts dans la technologie contemporaine et même dans la vie quotidienne (9).

(9) La plupart des étudiants qui entrent à l'Université semblent très mal comprendre les liens qui peuvent exister entre la numération en base 2, la codage de l'information et les connecteurs logiques comme "et", "ou", etc... Rien d'étonnant à cela: on ne le leur a jamais appris. Mais on prétend cependant que nous allons bientôt entrer dans l'ère du tout numérique!

Quel rôle peut-il rester à cette école de la grise et uniforme médiocrité, alors que des jeunes fortement motivés et placés dans des conditions favorables peuvent - loin de l'école - parvenir eux-mêmes à des réalisations remarquables ? L'ennui généré chez certains élèves par l'absence d'enjeu ou de stimulation intellectuelle (et le caractère répétitif des devoirs scolaires) est sûrement la cause de nombreux échecs d'élèves doués, souvent de nombreuses années après le début du phénomène, lorsqu'ils ont définitivement perdu pied.

Si on ne remédie pas d'urgence à toutes ces lacunes fondamentales de l'enseignement secondaire (et universitaire, voir plus loin), je crois que notre pays se dirige à très court terme vers une situation de véritable décadence technico-scientifique. Comme les Etats-Unis, que nous avons tendance à trop imiter de manière irréfléchie et dont la science ne se maintient au meilleur rang mondial que par perfusion massive de matière grise venant d'Europe de l'Est et d'Asie, notre pays se dirige tout droit vers une forte pénurie de techniciens et de scientifiques. Les mêmes erreurs entraînant les mêmes conséquences, on observe aujourd'hui une situation similaire dans presque tous les pays européens voisins [1]. Cette situation n'est certes pas irréversible, il reste en Europe un potentiel humain considérable tout à fait à même de redresser la situation (10).

(10) Il est cependant très urgent d'agir, car ce potentiel va fortement s'éroder si on extrapole les tendances actuelles.

Il faudrait pour cela que les États prennent des décisions rapides, réfléchies et politiquement courageuses, allant parfois à contre-courant des orientations prises ces dernières années. Il faudrait aussi, peut-être, que les responsables européens cessent de s'échanger entre eux les "mauvais tuyaux" qui ont fait ailleurs la preuve de leur faillite, et qu'ils s'appuient davantage sur les analyses faites par les enseignants et les experts qui travaillent sur le terrain. Ceci ne peut se faire que si des instruments de mesure précis sont mis en place, dans un cadre institutionnel, instruments qui échapperaient autant que possible aux alea politico-administratifs.

Mesures concrètes

0) A tous les niveaux

a) Enseignement primaire

(11) On a vu fleurir à différentes époques des théories pédagogiques farfelues, aussitôt érigées en dogme par l'institution, et qui ont provoqué des ravages considérables: méthodes "globales" de lecture, calcul traditionnel remplacé par de prétendues "maths modernes" aussi stupides que démesurément ambitieuses. Aujourd'hui encore persistent des injonctions ridicules ou toxiques, telle que celle consistant à interdire l'usage des unités dans l'écriture des opérations de calcul (l'unité doit figurer uniquement au niveau du résultat). Selon des témoignages portés à ma connaissance, cette injonction institutionnelle semble parfois conduire les inspecteurs à mal noter les enseignants s'adonnant à la pratique "réprouvée". Or, l'interdiction précédente semble avoir pour seul fondement le fait que les calculettes ne manipulent que des nombres. Elle n'a aucune justification scientifique intrinsèque (bien au contraire), et conduit souvent les élèves à écrire des relations incohérentes, à savoir des égalités entre grandeurs de natures différentes, comme des nombre purs et des grandeurs dimensionnées. Des analyses didactiques sérieuses ont d'ailleurs montré que la non utilisation des unités dans les calculs pouvait induire une perte de sens chez les jeunes élèves [19], [20]. Rappelons que la compréhension des unités, des "dimensions" et leurs rapports mutuels est un élément fondamental de la Physique, tout aussi bien lié (en Mathématiques avancées) aux principes de covariance et contravariance en calcul tensoriel. Il ne s'agit donc nullement - comme certains pourraient être tentés de le croire - de problématiques désuètes. Et, soit dit en passant, l'usage d'instruments de calcul ou de systèmes informatiques performants n'est pas un gage de qualité d'enseignement - loin s'en faut - surtout lorsque l'usage en est abusif.

b) Collège

(12) Les commentaires officiels des programmes actuels recommandent certes l'introduction de techniques de preuves; mais dans la pratique enseignante réelle (qui est contrainte par les dures réalités du moment!), et aussi dans les manuels scolaires, les preuves sont ou bien inexistantes ou bien réduites à la pratique d'argumentaires convenus et stéréotypés. De telles activités, qui n'impliquent pas l'engagement actif de l'élève, deviennent hélas rapidement dépourvues de toute signification et de tout enjeu...

c) Lycée






II. Situation calamiteuse des filières d'enseignement général à l'Université

Que dire de la situation dans l'Enseignement supérieur? Il est clair que celui-ci, dans notre pays, est fragilisé par la coexistence de plusieurs systèmes parallèles qui s'ignorent pour l'essentiel, et qui bénéficient de moyens très différents (Classes préparatoires, IUT, Universités, institutions privées, etc). Je ne veux pas dire par là qu'il faut décréter sur le champ une unification de ces différents systèmes. En effet, le risque serait très grand de créer des problèmes là où la situation n'est pas si mauvaise (Classes préparatoires), sans pour autant améliorer la situation là où elle est très préoccupante, voire désastreuse (Universités, en particulier DEUG scientifiques).

Comme c'est l'Université que je vois surtout vivre, et comme c'est là que semblent s'amonceler les difficultés les plus graves, c'est d'elle seule dont je traiterai par la suite. La formation à l'Université souffre très gravement du fait que les étudiants y entrent pour la plupart avec des lacunes rédhibitoires (ceci n'a pas de sens dans l'absolu, je veux dire par là, avec un décalage très grand entre les objectifs affichés par les programmes antérieurement suivis et les connaissances réelles acquises, de sorte qu'il est devenu impossible de situer le niveau des étudiants, et que celui-ci est plus hétérogène que jamais). Surtout, et particulièrement en Mathématiques, les étudiants souffrent d'une absence totale de méthodes de travail et d'outils conceptuels pouvant leur permettre de nourrir une réflexion autonome. Résultat d'un enseignement secondaire où ce qui est mis en avant consiste surtout en la mémorisation de contenus et la pratique de techniques et d'exercices répétitifs, au détriment de la recherche et de l'investissement personnel. Mais il y a eu aussi des réformes spécifiques qui ont gravement nui à la qualité de l'Enseignement Supérieur. Les sciences fondamentales sont des disciplines que l'on peut qualifier de "verticales" (bien sûr, je ne veux pas dire par là que le cheminement en soit purement linéaire): un étage ne peut être construit que si les étages précédents sont suffisamment étayés, la plupart de ces disciplines ont besoin d'un fondement mathématique solide, etc. Cet état de fait, qui n'est bien sûr pas absolu, s'accommode cependant très mal de la modularisation extrême qui a été imposée au système d'enseignement universitaire, en général au nom d'impératifs extérieurs mal fondés, et ne tenant aucun compte des spécificités propres aux différentes disciplines: volonté aveugle d'amélioration du taux de réussite, découpage des enseignements en petits modules "faciles à évaluer" mais sans réel contenu, harmonisation des cursus européens, absence de choix suffisamment diversifiés offerts aux étudiants, etc. Puisque mon propos m'amène à parler du taux de réussite, il est clair qu'il y a eu des injonctions pressantes de l'institution éducative pour augmenter ce taux, basées sur des considérations avant tout "politiques". Elles ont sans doute eu leur effet au niveau des chiffres bruts réalisés. Mais ce résultat n'a été atteint que par l'instauration de procédés d'évaluation et de calcul des notes sans aucun rapport avec le niveau réel atteint. Le diplôme du DEUG dans une grande Université comme Grenoble ne vaut pas grand chose (je ne veux pas accabler mon Université, c'est la même chose presque partout ailleurs). Même une mention ou une note finale assez bonne ne garantit plus aujourd'hui que l'étudiant ait compris quoi que ce soit de façon fiable. De très nombreux enseignants sont exaspérés et demandent que l'on en revienne à un plus grand sérieux dans l'acquisition des connaissances et les procédures d'évaluation. Le point-clé est là, à tous les niveaux. Mieux vaut parfois diminuer un peu la prétention des programmes, mais il est crucial, en sciences, de s'assurer des acquis des étudiants avant de les envoyer dans un niveau supérieur. Et de pratiquer en conséquence un véritable travail d'orientation. Ou alors, on arrive hélas, comme aujourd'hui, à une impuissance presque totale face aux difficultés des étudiants, et, par voie de conséquence, à une démission collective de l'institution. Je voudrais signaler deux faits particulièrement inquiétants: L'Université souffre aujourd'hui d'un grave problème d'image, car elle est le plus souvent perçue par la population étudiante comme un choix par défaut (euphémisme pour signifier ce que d'autres appelleraient en clair une filière poubelle...). Il faut dire que la dépense moyenne investie par l'Etat dans la formation d'un étudiant de DEUG est très basse. Les normes horaires d'encadrement n'ont cessé d'être revues à la baisse depuis une quinzaine d'années, petit à petit et insidieusement. Les cours en amphis sont encore le lot quotidien des étudiants - alors qu'on sait bien qu'ils sont peu profitables à des étudiants en grande partie déboussolés. Dans le même temps, le morcellement des enseignements en petits bouts et l'incohérence des filières rendent le travail des enseignants de plus en plus lourd et difficile à coordonner. Des réformes successives ont créé à plusieurs reprises des formations "parallèles" (comme les IUP, les IUFM) qui sont venues ponctionner dans le bassin de recrutement naturel des étudiants, et ont eu pour effet d'encourager le départ des meilleurs éléments vers d'autres filières. Ceci, dans des conditions qui ont toujours mis l'Université en "posture faible": ainsi, les IUP recrutent en milieu de premier cycle universitaire, ce qui est pour le moins étrange, et le fonctionnement actuel des IUFM a plutôt tendance à éloigner de l'Université la formation des enseignants. Tout est donc à revoir si l'on souhaite redonner aux filières d'enseignement général de l'Université le rôle qui devrait être le leur, à savoir celui de la formation des futurs enseignants et des futurs chercheurs (ou des futurs ingénieurs pour les filières technologiques) (13).

(13) D'une certaine façon, c'est la formation des enseignants qui constitue l'élément le plus sinistré et le plus inquiétant pour l'avenir du système éducatif. On sait bien en effet que subsistent à côté de l'Université des pôles de formation de qualité comme les Écoles Normales Supérieures, qui assurent aujourd'hui l'essentiel de la formation des scientifiques de haut niveau (mais il s'agit là seulement d'une très faible fraction de la population étudiante, constituée d'éléments très brillants, donc moins sensibles aux mauvaises conditions extérieures). Dans les autres grandes écoles d'ingénieurs, il est clair que l'enseignement doit aussi moins souffrir des soubresauts de l'enseignement secondaire qu'à l'université, car on peut imaginer que le recrutement plus sélectif et les moyens relativement élevés disponibles ont permis en moyenne de conserver une certaine qualité de formation. Pour la formation des enseignants, cependant, il n'existe plus d'espaces de qualité qui aient été préservés - si on exclut les très faibles effectifs d'étudiants transfuges des grandes écoles.

Mesures proposées

Un premier point essentiel serait de réformer le Baccalauréat en profondeur. Le Baccalauréat est devenu une épreuve scolastique et sclérosée, et n'a plus guère de pertinence pour évaluer la performance des étudiants - dans les matières scientifiques tout au moins. Dans le même sens, il faudrait revoir complètement les modes d'orientation des étudiants. (14) Pour mesurer l'écart avec la situation ubuesque qui prévaut actuellement, je peux relater par exemple que j'ai assuré cette année un enseignement d'Analyse en DEUG MIAS 1ère année. Le cours d'Analyse était "saucissonné" en 3 parties confiées à des équipes pédagogiques différentes, parties qui se trouvaient hélas placées dans un ordre chronologique incompatible avec l'ordre logique où les chapitres auraient dû être traités. De plus, l'évaluation de ce module était combinée avec celui des TP d'Informatique - pour des raisons qui échapperont sans doute à tout esprit normalement constitué. L'incohérence de l'organisation des enseignements (forcée par le manque de moyens, les contraintes de temps, etc) n'a d'égale que l'embrouillamini des règlements d'examens, visant seulement à obtenir le succès fictif d'étudiants aux connaissances dérisoires. (15) Hélas, l'étude dans les livres semble être une pratique ancestrale et totalement oubliée aujourd'hui dans le modus vivendi des étudiants en sciences. Il est vrai que les algorithmes "d'évaluation des résultats" prévus par les règlements d'examen sont devenus si sophistiqués que de tels efforts seraient sans doute tout à fait superflus. (16) Selon les informations dont je dispose, aucune projection sérieuse n'avait été effectuée avant une date très récente pour analyser les besoins en enseignants dans les années à venir. Compte tenu de la pyramide des âges et des départs en retraite prévisibles, il est probable qu'il va y avoir un trou de recrutement très important autour des années 2005-2007. Il aurait fallu évidemment anticiper bien davantage cette tendance. Compte tenu des effectifs actuels d'étudiants (et, hélas, de leur niveau), on va probablement assister là à des difficultés de recrutement majeures. Gaspillage de ressources humaines d'autant plus intolérable qu'on a encore aujourd'hui, au niveau des concours de recrutement universitaires, d'excellents candidats qui peinent à trouver des postes.

(17) De manière générale, il faudrait que l'anticipation des grandes évolutions se fasse sur une échelle de temps très supérieure à celle des échéances politiques. Les évolutions en dent de scie ont des effets extrêmement néfastes sur la qualité du recrutement des personnels, et doivent être autant que possible amorties au long terme. D'où l'utilité d'avoir, là encore, des instruments de mesure fiables, indépendants du pouvoir politique, pouvant projeter des orientations ou des recommandations à long terme. De tels changements constitueraient certes une réorientation majeure et auraient dans l'immédiat un coût important. Mais on observe par ailleurs des gaspillages éducatifs ou administratifs gigantesques dans la gestion des universités (cf. la section III de ce rapport), et il est vraisemblable qu'un redéploiement efficace des ressources aurait à terme des effets extrêmement bénéfiques sur la qualité de la formation à tous les niveaux. Le maintien du potentiel scientifique de notre pays a un prix, et ce prix a été sévèrement sous-estimé depuis une douzaine d'années (18).

(18) Compte tenu des objectifs politiques ambitieux (mais légitimes) qui ont pu être exprimés en public par les principaux responsables politiques de l'époque. Les moyens n'ont pas suivi ou ont été gaspillés, et on peut donc dire qu'il s'est agi là d'une véritable escroquerie vis à vis de l'opinion publique - même si l'escroquerie a été involontaire.




III. Combattre l'inflation et l'inefficacité administratives

Cette section sera assez brève. En effet, il serait très facile de disserter longuement sur la bureaucratie et l'inefficacité administratives, qui sont des maux très répandus dans un grand nombre de pays - pas seulement dans les pays totalitaires mais aussi dans de nombreuses démocraties occidentales. Je voudrais cependant relever quelques points qui me paraissent typiques de la mauvaise gestion des ressources matérielles et humaines au niveau de l'Université et des institutions de recherche, en France.

Tout d'abord une observation qui devrait être une évidence - mais qui semble être de moins en moins perçue par les grands responsables, tout occupés qu'ils sont par des tâches administratives de routine, et très peu par des considérations de réelle prospective scientifique: la recherche, et surtout la recherche fondamentale, peut difficilement être planifiée de manière bureaucratique, par définition même de ce qu'est la recherche fondamentale.

Dans ce contexte, on observe hélas une tendance marquée à la multiplication de cadres administratifs de plus en plus rigides, visant à "encadrer" et à "programmer" le fonctionnement de la recherche. Les chercheurs passent ainsi une fraction de plus en plus importante de leur temps à remplir des paperasses et à entrer dans des cadres contraignants qui sont souvent fort peu adaptés aux buts poursuivis. Et une fois le projet terminé, vient le temps du rapport. Là, il s'agit de justifier la bonne adéquation des résultats obtenus au programme qui était censé être suivi, et on assiste parfois à des manoeuvres diverses de justification, qui peuvent aller jusqu'à l'exagération ou la tricherie (dans ces conditions, les bons tricheurs seront les grands gagnants, la bonne "stratégie administrative" primant toute autre considération, et l'institution administrative étant évidemment incapable d'évaluer quoi que ce soit d'autre que des critères administratifs).

D'autres méthodes existent, comme la suivante, largement pratiquée aux Etats-Unis, en Mathématiques (une science notoirement difficile à planifier, alors que la NSF réclame des programmes précis...): rédiger un programme de recherche où les résultats prétendûment poursuivis correspondent en fait à des résultats déjà acquis avant la date de dépôt du programme. Il sera alors bien plus facile de justifier la bonne adéquation des résultats !

Bien entendu, les grands programmes de recherche ont une justification, par exemple en sciences appliquées, pour des recherches à visée technologique à court terme ou des recherches à caractère stratégique (19).

(19) Pour ce qui est de la sélection des grands programmes, plus de transparence sur les conditions d'exercice des décisions serait nécessaire, car les choix peuvent parfois paraître assez contestables, voire arbitraires, sans qu'il soit besoin pour cela d'évoquer l'affaire des avions renifleurs. Il existe à l'inverse des perspectives de recherche ou de développements technologiques extrêmement prometteurs, qui, pour des raisons diverses, ne semblent pas bénéficier d'un soutien suffisant (et ce, alors même qu'un soutien à grande échelle serait aisément justifiable sur un plan purement scientifique ou stratégique). Le développement des logiciels libres est un de ces thèmes - j'y reviendrai plus amplement dans la section IV. J'ai connaissance aussi, en matière de physique nucléaire, de la question de la fission du Thorium, mais il y aurait sans doute de nombreux autres exemples. La fission du Thorium a été proposée il y a une dizaine d'années par le prix Nobel Carlo Rubbia pour la production d'énergie nucléaire. Sur le papier au moins, la réaction engendrerait environ 10000 fois moins de déchets que la filière à Uranium enrichi. Par ailleurs, le Thorium est un élément relativement abondant (plus que l'Uranium) et la filière Thorium est beaucoup moins sensible à la prolifération nucléaire, car la fission du Thorium produit beaucoup moins d'éléments transuraniens. La seule difficulté technologique (très inférieure semble-t-il aux difficultés inhérentes à d'autres projets comme la fusion de l'hydrogène, qui bénéficient de davantage de subsides en raison de perspectives militaires potentielles) est de parvenir à amorcer et à entrenir la réaction de fission, ce pour quoi Carlo Rubbia a fait des propositions précises et quantitatives. En dépit de ces perspectives extrêmement prometteuses, l'establishment nucléaire semble ne vouloir entendre parler de la technologie de spallation proposée par Rubbia que comme éventuel outil d'incinération des déchets de l'Uranium. Cette attitude semble être due à une sorte de polarisation sur la filière actuelle à Uranium, par des acteurs ayant investi tellement d'intérêts dans cette direction que toute déviation leur paraît inconcevable, et que l'équipe française qui est la plus en pointe sur le sujet a beaucoup de mal à se faire entendre !

Mais il y a des pans entiers de la recherche, notamment de la recherche fondamentale, qui ont plutôt besoin d'un soutien de base récurrent. Pour ces recherches, l'évaluation a posteriori des résultats devrait être la règle, et le monde politique et administratif devrait interférer le moins possible, en tout cas seulement pour définir les grandes orientations et les règles du jeu des procédures d'évaluation.

La gestion universitaire souffre, en France, de rigidités extrêmes qui engendrent un gaspillage considérable, et qui ont eu hélas tendance à s'aggraver - car chaque fois que le système a essayé de se réformer, cela a été vers plus de complexité et de confusion. Par exemple, les crédits affectés aux Laboratoires sont souvent répartis sur des lignes distinctes très nombreuses: crédits d'équipement, de fonctionnement, missions, chaque sous-projet a sa propre ligne, etc. Il est en général à peu près impossible de transférer de l'argent d'une ligne à l'autre, même en situation d'urgence. Ou plutôt, il est impossible de le faire conformément aux règles administratives. Je prends le risque de dire que j'ai été amené à plusieurs reprises à signer de faux documents administratifs - parfois même sur la suggestion de responsables du Ministère - dans l'unique but de contourner l'insondable stupidité de règles de gestion qui auraient entraîné une mauvaise utilisation des ressources (j'en serais donc plutôt fier, car je peux jurer que c'était toujours pour la "bonne cause" !).

Exemple d'aberration vécue récemment dans mon UFR de Mathématiques:
Il y a quelques années, un chercheur étranger qui avait nommé régulièrement Maître de Conférences invité par l'Université de Grenoble et avait effectué 6 mois de travaux dirigés n'a pu être payé. La raison en a été que la nomination a été invalidée rétroactivement par les services de police - on était dans les années 1993-95 à une véritable période de chasse aux sorcières. La délivrance du permis de travail n'avait pu être effectuée à temps pour des problèmes de lenteur délibérée de l'administration dans l'attribution du visa. Dans ce cas, la seule solution possible a été de nommer fictivement le chercheur concerné l'année suivante (évidemment par des faux en écriture), gelant ainsi 6 précieux mois de poste de MCF invité.


D'une certaine façon, la situation au quotidien s'est aggravée avec l'arrivée des programmes informatiques de gestion centralisée comme NABUCO, qui ont une fâcheuse tendance à se bloquer à la moindre occasion, tant ces programmes semblent bien avoir intégré les diktats de l'administration (20). Par exemple, il est devenu impossible d'inviter un chercheur français pour une conférence de séminaire sans disposer un mois à l'avance de son numéro de sécurité sociale, de son adresse personnelle, etc. Que le chercheur soit difficilement joignable pour transmettre ces éléments (en visite à l'étranger, par exemple), et il faudra remettre la mission à plus tard (ou alors, bien sûr, il faudra tricher avec des caisses noires, etc). Le gaspillage de temps et d'énergie induit par ces pratiques est énorme. Si l'on supprimait purement et simplement cette administration inutile et contre-productive, de nombreux postes de secrétariat affectés à des tâches monotones et tatillonnes pourraient être réaffectés à d'autres tâches plus productives. La décentralisation, la souplesse et le contrôle a posteriori de la bonne utilisation des ressources devraient, là encore, être la règle (plutôt que la méfiance a priori et l'irresponsabilité a posteriori). Les crédits - ceci vaut aussi pour les crédits européens, les actions de coopération internationales, etc - devraient être guidés par des choix stratégiques globaux, et leur gestion devrait ensuite être déléguée aux instances représentatives des grandes disciplines - plutôt qu'émiettés vers les équipes de recherche ou gérés par des groupes d'experts ad hoc nommés on ne sait comment. Ceci permettrait aux communautés scientifiques d'ajuster au mieux les moyens en fonction de réelles perspectives scientifiques, évaluées indépendamment et de façon pertinente dans chaque discipline. Des instances telles que la commission européenne ne devraient pas avoir compétence pour répartir les crédits à un niveau de granularité fin, mais seulement pour faire évoluer les grands équilibres (et ce, évidemment, de façon progressive et mesurée !).

(20) Sans compter que la conception des programmes a été très coûteuse en elle-même. Je ne peux pas m'empêcher de faire le parallèle avec le fameux programme de gestion SOCRATE de la SNCF, qui a été acheté de l'ordre de la centaine de millions de Francs à une société américaine, et qui, encore aujourd'hui, est incapable de trouver de façon performante une liaison ferroviaire à l'intérieur de l'Europe. N'importe quel particulier équipé d'un ordinateur peut dès aujourd'hui grâce à Internet - et au remarquable serveur de la Deutsche Bahn - accéder à des informations plus pertinentes que celles obtenues par les guichets de la SNCF. Compte tenu de l'état actuel de la technologie, et notamment des logiciels libres (cf. section IV), n'importe quel étudiant avancé en Informatique connaissant bien les systèmes de bases de données et la gestion des réseaux serait capable de concevoir en quelques jours l'architecture d'un système plus performant que Socrate, et ayant un coût très faible en termes de développement logiciel. Mais encore aurait-il fallu pour cela que l'administration opte pour des standards ouverts et évolutifs...

Je terminerai en évoquant la gestion des personnels. Là encore, les modes de fonctionnement institutionnels sont souvent contraires à une saine utilisation des ressources, et entraînent donc la gabégie et l'inefficacité. La gestion des personnels administratifs, par exemple, repose entièrement sur les règles de la fonction publique et le bon vouloir de l'administration centrale (quand ce n'est pas directement du Ministère). Il est aujourd'hui impossible à un Directeur de composante d'arbitrer un concours pour un poste administratif vacant - au contraire de ce qui se passe dans un pays comme l'Allemagne, où c'est le mode de fonctionnement normal. Les responsables de composantes se voient donc souvent attribuer de l'extérieur des personnels administratifs mutés au gré de leur convenance personnelle (ou de celle de l'administration, par exemple pour des motifs de promotion - quand ce n'est pas pour le motif d'inadéquation à la fonction antérieure exercée), sans qu'il y ait nécessairement de rapport clair entre les compétences de la personne nommée et le profil du poste qui doit être pourvu.

Le recrutement des enseignants-chercheurs se passe suivant un mode différent et a priori beaucoup plus sain de cooptation par les pairs. Mais là encore, il y aurait des aménagements sérieux à envisager. Par exemple, tous les postes d'enseignants-chercheurs déclarés vacants sont publiés au même moment par le Ministère, en général en fin d'année civile, et les candidatures peuvent être déposées jusqu'en février-mars (les dates sont indicatives et varient quelque peu d'année en année). Mais compte tenu des délais de transmission des dossiers par l'administration et de la date limite de délibération fixée par l'institution (début juin, disons), la période réellement disponible pour l'examen scientifique des candidatures par les Commissions de Spécialistes va rarement dépasser 2 ou 3 semaines. En résumé, environ 6 mois de procédures administratives (souvent rigides et stupides, un dossier posté à 12h15 alors que l'heure limite était 12 heures sera déclaré irrecevable) pour 2 ou 3 semaines d'examen scientifique - et encore, les candidats reçoivent maintenant l'injonction de ne plus joindre leurs travaux aux dossiers, car cela crée des problèmes de stockage de dossiers dans les administrations centrales ! De tels procédés font vraiment rire à l'étranger - on ferait bien, par exemple, de s'inspirer des procédures suédoises qui sont tout à fait exemplaires. Il faudrait complètement renverser les priorités, permettre la publication des postes à des dates arbitraires, laisser aux Département de recherche le temps nécessaire pour mieux connaître les candidats, pour examiner dans la durée leurs travaux et leur capacité d'intégration. Avec des règles strictes pour éviter les magouilles locales (pas si rares) telles que la promotion sur place d'un collègue du grade de Maître de Conférences à celui de Professeur. Une Commission Nationale indépendante de type CNU serait chargée de prononcer un avis et des recommandations avant la conclusion finale des commissions locales, qui ne serait pas soumise à une date couperet.

Mais il faut reconnaître qu'il n'y a pas vraiment, depuis quelques années, de problème global grave dans la qualité du recrutement des enseignants-chercheurs en sciences, tant les postes sont rares en comparaison du nombre de candidats qui se présentent...

Il y a, cependant, un problème sérieux de gestion et de reconnaissance des compétences. Par suite de la désorganisation croissante des enseignements universitaires et des nominations d'enseignants-chercheurs opérées en nombre insuffisant, il y a eu un alourdissement très sérieux des charges et "corvées" assignées (ces corvées, qui sont souvent totalement improductives, sont en constant accroissement: multiplication de réunions pédagogiques rendues nécessaires par les difficultés des étudiants et le morcellement des cours, incessantes discussions sur les futures réformes alors que la précédente est encore en cours...). Par ailleurs, idéalement, les tâches d'enseignement assignées aux enseignants-chercheurs devraient être modulables en fonction de critères tels que la productivité scientifique, le dévouement à la collectivité, etc. On a évidemment préféré gérer la pénurie de la façon administrative la plus simple qui soit, qui consistait à accroître uniformément les tâches d'enseignement et les corvées diverses (réforme Payan). De la même manière, le CNRS nomme des chercheurs à vie, souvent sur la base de quelques menus travaux de jeunesse. Le statut des chercheurs du CNRS est un point très important qu'il conviendrait sans doute de réformer, ne serait-ce que pour mettre notre pays sur un plan équivalent à ce qui se passe dans la plupart des grands pays étrangers. Une proposition raisonnable serait de rendre complètement parallèles les carrières à l'Université et au CNRS, et de considérer la nomination au CNRS comme un mécanisme de détachement pour effectuer de la recherche, contractuellement renouvelable par périodes (4 ans par exemple). Mais il est vrai que l'administration du CNRS toute entière est probablement un modèle typique de monstruosité bureaucratique, et que beaucoup d'autres points seraient à revoir...

Je ne me hasarderais pas à préconiser une longue liste des mesures qui seraient nécessaires pour réformer l'administration universitaire. Celles-ci devraient s'imposer d'elles-mêmes à l'analyse des dysfonctionnements, dont les exemples traités ci-dessus ne constituent sans doute qu'une modeste part.




IV. Entrée dans la Société de l'Information: plaidoyer pour un libre accès à la connaissance scientifique

C'est presque un lieu commun de dire aujourd'hui que nous sommes entrés dans la Société de l'Information. Les nouveaux moyens de communication ont engendré un bouleversement important des méthodes de travail, dans un premier temps dans le monde scientifique - où l'utilisation massive de l'Internet remonte au moins à une quinzaine d'années - puis petit à petit dans l'ensemble de la société, acteurs économiques et grand public.

Le gouvernement a clairement pris la mesure des enjeux sociaux et industriels, et va devoir s'engager dans des décisions de grande envergure au niveau des infrastructures: réseaux à haut débit, équipement des établissements publics et des particuliers. Mais comme chaque fois qu'une nouvelle technologie en rupture brutale avec le passé apparaît, de nouveaux dangers apparaissent aussi. En l'occurrence, ici, le danger le plus menaçant est l'appropriation des nouvelles technologies par un petit nombre d'acteurs mûs uniquement par des intérêts privés, en contradiction avec l'intérêt général, la liberté individuelle et le libre exercice du travail scientifique. On observe déjà de grandes manoeuvres d'intimidation et de lobbying de la part de quelques grands groupes et grandes sociétés, tendant à détourner à leur profit ce qui devrait être le bien commun, en particulier la connaissance scientifique. Seule la puissance publique a le pouvoir de réguler ce qui doit l'être (et ne pas réguler ce qui ne doit pas l'être), et de prendre les mesures nécessaires pour faire prévaloir l'intérêt général. Je voudrais expliquer ici quels sont à mon sens les grands enjeux en matière de Sciences et d'Education.

1. Une certaine conception de l'éthique de la connaissance

L'idée que des connaissances fondamentales puissent être accaparées par des sociétés privées pour leur seul profit (tout en barrant l'accès à ces connaissances - ou en "rançonnant" cet accès par le biais de la commercialisation) suscite à l'heure actuelle bien des interrogations et de forts mouvements d'opposition. On l'a vu à l'occasion des tentatives de prise de brevets sur le génome humain ; la réprobation a été si forte que les sociétés de biotechnologies concernées ont dû dans une certaine mesure faire machine arrière, mais le danger est loin d'être écarté (21).

(21) Des manifestations de plus en plus claires montrent bien la ferme opposition des citoyens les plus clairvoyants à ces menaces bien réelles. L'actualité récente et les manifestations hostiles liées à la réunion du G8 à Gênes en sont une illustration évidente. Il y a d'autres signes montrant une certaine ébullition de la communauté scientifique: pétitions de biologistes, etc.

D'une façon parallèle, nous avons assisté depuis environ deux décennies à une mainmise insidieuse d'un petit nombre de sociétés sur les technologies de l'information et de la communication. Insidieuse, parce que le phénomène a été très progressif, que les consommateurs y ont trouvé quelques échappatoires, et qu'on n'y pouvait de toutes façons pas grand chose à l'échelon individuel.

Les citoyens qui ne sont pas directement concernés n'y prennent pas vraiment garde, surtout par manque d'information sur ce qui se trame en coulisses, mais à l'heure actuelle une course féroce a lieu pour le contrôle de l'accès à l'information, via les banques de données, les systèmes de télévision par cables ou par satellites, etc. Cela fait peut-être partie du jeu commercial normal pour les programmes de télévision, les données ludiques, les oeuvres musicales ou artistiques. Mais on entre dans des eaux troubles dès qu'un "contrôle" s'exerce pour limiter ou contraindre les données que l'usager produit lui-même. Ainsi, aujourd'hui, beaucoup d'utilisateurs ne se rendent même pas compte que les textes qu'ils produisent avec leur traitement de texte Microsoft-Word est encodé dans un format obscur et non documenté dont seul Microsoft possède l'algorithme de décodage ; ce format, de plus, change régulièrement tous les 2 ou 3 ans, de façon à obliger l'utilisateur à procéder à des mises à jour de son environnement propriétaire, dont il devient littéralement prisonnier.

Le même problème se pose avec l'usage de programmes de calcul propriétaires comme Maple ou Mathematica - bien que les équipes de chercheurs et d'ingénieurs qui les produisent aient certainement en la circonstance des intentions moins pernicieuses. Supposons par exemple que Maple soit utilisé pour démontrer ou achever la vérification de résultats nécessitant des calculs très compliqués qui ne peuvent pas être faits à la main ou par d'autres moyens. Il y a là une rupture du contrat fondamental qui veut que les preuves mathématiques reposent sur des éléments vérifiables indépendamment par tous. Ici, un maillon essentiel de la preuve repose sur un calcul qui n'est pas vérifiable puisque le code source du programme utilisé n'est pas connu (il peut y avoir des bogues, des cas oubliés, etc). Il n'est pas non plus garanti que le logiciel commercial sera disponible sur une longue durée de temps (22).

(22) Malheureusement, ce sont bel et bien des logiciels commerciaux et propriétaires comme Maple et Matlab qui constituent la recommandation implicite (voire explicite) des programmes de Classes Préparatoires scientifiques, ainsi que des programmes de l'Agrégation de Mathématiques. Et ce, alors que des programmes alternatifs libres et performants existent (Pari/GP, Maxima, Scilab, ...)

Fort heureusement, la "révolte gronde" aujourd'hui et d'autres issues apparaissent. Richard Stallman, qui était alors chercheur au MIT, a lancé il y a une quinzaine d'années l'idée que les logiciels informatiques de base devaient être librement accessibles à tous, et ne jamais contraindre leurs utilisateurs. Dans la foulée, au milieu des années 1980, il crée la Free Software Foundation (FSF) - je ne sais pas si les responsables administratifs en ont connaissance, mais une grande partie des logiciels fonctionnant sur les systèmes Unix (commerciaux ou non) qui équipent les départements de recherche fondamentale sont issus du travail de la FSF (logiciels GNU [10], comme l'éditeur de textes Emacs). Plus récemment, on a assisté avec l'essor du système Linux [11] à la création de systèmes informatiques complets et très performants en source libre (23).

(23) Linux n'est que le plus répandu et le plus connu de ces systèmes. Il y en a d'autres, très similaires, comme FreeBSD, OpenBSD, NetBSD et peut-être d'autres encore. Ces systèmes sont développés grâce à un travail collaboratif des informaticiens et scientifiques impliqués, s'échangeant les codes informatiques via les serveurs et le courrier électronique. Les codes concernés sont en libre accès sur des sites se comptant par milliers, répartis dans tous les pays du monde. Chacun peut y contribuer en les testant, en les améliorant, ou tout simplement en les utilisant. A titre personnel, je conseille à tous mes collègues et étudiants de préférer systématiquement Linux aux systèmes propriétaires - les chercheurs de mon Institut doivent être équipés maintenant à plus de 75 % suivant cette solution. Une fois passé le choc éventuel du changement d'habitudes et celui d'avoir à faire face à un outil puissant et intelligent, on dispose alors d'un système pratiquement gratuit, plus fiable, plus performant, beaucoup moins sensible aux virus et disposant d'à peu près tous les programmes dont on peut rêver, par exemple par téléchargement direct sur Internet [11], [12], [13]...

Linux compte aujourd'hui plus de 20 millions d'utilisateurs, et il est d'ores et déjà largement en tête sur le créneau des serveurs web du réseau Internet. Depuis un an ou deux, Linux a fait des percées considérables dans l'industrie et les systèmes embarqués (téléphones mobiles, terminaux d'accès, consoles de jeux...). Si l'évolution favorable constatée ces dernières années se poursuit encore quelques années de plus, des pans entiers du secteur des technologies de l'information et de la communication pourraient se trouver "libérés". Il faut s'en réjouir, car la science ne peut se nourrir que d'une libre circulation de l'information - et l'informatique sera un maillon important de la chaîne en ce début de millénaire (24).

(24) La prise de conscience se développe dans de nombreux pays. Le Mexique a ainsi décidé de doter toutes ses écoles (soit tout de même 150000 établissements...) de systèmes Linux [14]. La Chine Populaire vient de choisir Linux pour son appareil administratif, indépendance nationale oblige. La Maison Blanche a émis il y a un peu plus d'un an un rapport recommandant l'usage des logiciels libres pour les grosses applications scientifiques [15]. En France également, des associations très actives comme l'AFUL [16] contribuent à une évolution positive de la situation, cf. [23].

Encore faudrait-il, cependant, que les États ne prennent pas, sous la pression des lobbies privés, des décisions légales ou juridiques qui mettraient en péril le travail des scientifiques; j'y reviendrai en beaucoup plus de détails dans le paragraphe concernant les brevets logiciels.

2. Accès aux données scientifiques

Les scientifiques ont pris l'habitude, depuis des décennies, de consulter les oeuvres de leurs pairs et de leurs prédécesseurs dans les grandes revues internationales, et l'accès à ces travaux est en effet indispensable au développement de la science.

Cependant, depuis environ 10-15 ans, les modes de communication ont été bouleversés avec l'apparition du courrier électronique et des serveurs de données. Dans le même temps, certaines communautés très actives ont développé des standards ouverts de formats de données, comme TeX qui est maintenant utilisé par la très grande majorité des chercheurs en mathématiques et en physique pour la rédaction de leurs travaux (25).

(25) La pérennité de l'accès aux documents TeX est assurée pour une très longue durée, puisque ce sont des formats universels et entièrement documentés dont l'éminent informaticien américain Donald Knuth a bien voulu faire don à l'humanité. Au besoin, il serait assez facile de convertir automatiquement les textes saisis en TeX dans de nouveaux formats - et cela sera de plus en plus facile à mesure que la puissance des processeurs augmente.

Ceci a permis de créer des serveurs de prépublications qui couvrent maintenant presque tout le champ de la physique théorique et des mathématiques, comme le serveur arXiv créé par Paul Ginsparg à Los Alamos (26).

(26) Ce serveur possède de nombreux miroirs passifs dans le monde, avec en projet un miroir "actif" qui devrait être implanté à Lyon sous la responsabilité du CCSD, grâce à un financement du CNRS.

De ce fait, les scientifiques se trouvent aujourd'hui dans une situation paradoxale. Les manuscrits de recherche sont de plus en plus souvent immédiatement accessibles à la communauté via le web, mais à une certaine étape vient le moment de soumettre les travaux à des revues. Et là, au moment de la publication, il leur faut signer des documents cédant tous les droits de publication à la revue X. Moyennant quoi, cette revue X va se charger de publier l'article dans un fascicule imprimé, et en revendre quelques centaines d'exemplaires aux bibliothèques des départements scientifiques concernés, à des tarifs souvent exorbitants au regard du travail d'édition fourni (dont la plus grande partie est d'ailleurs assurée par les chercheurs eux-mêmes). On ne peut même pas dire que la qualité d'impression y a gagné par rapport aux publications électroniques, puisque le plus souvent, le chercheur va se contenter de photocopier l'article dans la revue X, avec une qualité de reproduction aléatoire et très inférieure à ce qu'on peut obtenir en imprimant directement le fichier source électronique.

L'an dernier, des dizaines de milliers de biologistes ont publié une pétition sur Internet pour protester contre la mainmise de quelques grands éditeurs sur l'édition scientifique. De nouveau, on assiste à des manoeuvres diverses de la part de ces éditeurs (comme le regroupement des revues par "lots", dotés de tarifs soit disant préférentiels vis à vis des bibliothèques universitaires), en vue de tenter de reconquérir le "terrain perdu" sur la plus grande autonomie acquise par les scientifiques grâce à Internet.

Je voudrais plaider ici pour une démarche résolue de la puissance publique, visant à aider les scientifiques à poursuivre la mise en place de revues électroniques et bases de données scientifiques en libre accès. Le recours à de telles bases de données aurait l'énorme avantage de se prêter au fonctionnement systématique des moteurs de recherche, permettant ainsi de retrouver facilement des informations au milieu d'une masse de données en croissance exponentielle (27).

(27) Pour se convaincre que la technologie est au point, on peut par exemple essayer de faire des recherches sur http://www.google.org qui indexe le monde entier, soit plus d'un milliard de pages web. Quelle que soit l'information entrée, sa langue et son niveau de sophistication, on obtient en général en une fraction de seconde la localisation de l'information cherchée, et les premières lignes sont effectivement presque toujours les plus pertinentes possibles grâce à une technologie très performante de classement des informations. Par parenthèse, la technologie Google est entièrement basée sur des logiciels libres et fonctionne grâce à une colossale "ferme" de systèmes Linux. Je recommande systématiquement à mes collègues d'encourager Google en le visitant plutôt que les autres moteurs de recherche. De toutes façons, Google est bien plus performant, d'accès gratuit, et n'impose pas un assaut de bannières commerciales à ses usagers !

Certes, de tels systèmes auraient un coût de fonctionnement, mais vu le prix actuel de la technologie (lire de nouveau ce qui précède sur le système Linux !), ce coût serait assez modeste et comporterait essentiellement des frais de secrétariat et de maintenance informatique. Il serait certainement très inférieur à la somme cumulée des coûts supportés par les bibliothèques scientifiques pour acheter les revues imprimées, où pour payer l'accès aux revues électroniques, dans le cas où l'accès serait payant. De plus, on s'épargnerait l'effort pénible et le coût d'avoir à exercer un contrôle policier sur qui télécharge quoi, et on permettrait aussi aux pays en voie de développement (ou tout simplement aux chercheurs non membres des seuls départements scientifiques abonnés à la revue X) d'y avoir accès rapidement et sans efforts.

Pour que cette idée puisse voir le jour, il faudrait un certain niveau de mobilisation et de consensus autour de ces questions, et surtout que les instances de tutelle veuillent bien reconsidérer leur politique de financement, en reversant aux revues une petite partie des sommes qui étaient autrefois affectées à l'équipement des bibliothèques, et en considérant qu'il y a là un besoin de financement permanent sur de longues périodes. (On peut imaginer cependant que l'idée de réaliser à terme des économies sera plutôt vue d'un bon oeil !). D'un point de vue technique, il faudrait que la communauté scientifique s'assure de disposer en continu des compétences nécessaires pour la maintenance des systèmes informatiques, et de développer ou faire développer les plate-formes logicielles requises (pour éviter d'avoir à reproduire les mêmes efforts en plusieurs endroits) et *surtout* de bénéficier d'un cadre légal lui autorisant la libre gestion des données (à l'abri par exemple de poursuites judiciaires provenant de prises indues de brevets sur ce qui serait en fait de pures connaissances scientifiques). Ceci pourrait très bien se faire à l'échelle européenne, et pourrait contribuer alors à un plus grand rayonnement européen en matière de diffusion de la connaissance.

Je crois qu'il y a là une grande urgence. Une évolution des mentalités est nécessaire au niveau administratif et politique - et je suis personnellement convaincu que les scientifiques doivent fortement accroître la pression sur les pouvoirs politiques pour leur faire davantage prendre conscience des enjeux. On constate déjà des évolutions sensibles aux Etats-Unis, avec avec une frilosité nettement moins grande vis à vis de l'accès public aux données (au milieu, il est vrai, de menaces autrement plus redoutables pesant sur la libre circulation des connaissances technologiques). Qu'on visite les sites de la NASA et de la NOAA (National Oceanic Atmospheric Administration), et on constatera qu'une grande quantité d'informations très intéressantes est en libre service.

3. Le danger des brevets sur les logiciels

La protection des innovations techniques par le brevet n'est justifiée que par l'utilité sociale, c'est-à-dire le bénéfice apporté à la Société, quelle qu'en soit la forme. Dans ce contexte, il n'est pas possible d'analyser dans les mêmes termes les brevets sur les innovations matérielles, qui ont un coût de production permanent et incompressible, et les innovations logicielles, beaucoup plus proches par leur statut de la connaissance scientifique pure, ayant éventuellement un coût de création initial mais un coût de reproduction et de diffusion pratiquement nul.

Il faut tenir compte aussi de la bien plus grande interdépendance scientifique de connaissances qui se situent très en amont de la science et qui sont souvent proches d'algorithmes purement mathématiques. Ainsi, toute la cryptographie et les techniques de sécurisation des données reposent sur des concepts arithmétiques tels que la factorisation des entiers, l'arithmétique des courbes elliptiques, etc. Instaurer des brevets sur de tels algorithmes mathématiques revient à condamner à des restrictions draconiennes de diffusion toute science qui viendrait en aval (et, pour ce qui concerne l'arithmétique, on peut dire qu'il s'agit de presque toutes les sciences fondamentales !). Les scientifiques et les citoyens dans leur ensemble auraient alors à subir des restrictions de diffusion d'information totalement arbitraires, contraires en tout point à l'éthique scientifique la mieux établie (28).

(28) Un chercheur de renom de l'Université de Princeton, Edward Felten, s'est ainsi vu interdire la publication de travaux de recherche théoriques concernant la sécurisation des données, en particulier la possibilité théorique de craquer la technologie d'authentification SDMI, suite à des lettres de menace envoyées par la puissante RIAA (Recording Industry Association of America, intervenant au titre de la protection du Copyright des oeuvres artistiques), cf. [17]. A long terme, on peut s'interroger sur la pertinence d'une échelle de valeurs sociales qui "évalue" un Michael Jackson ou un Steven Spielberg à plusieurs centaines de millions (sinon milliards) de Dollars, et un Albert Einstein, pourtant découvreur de connaissances fondamentales ayant valeur pour l'éternité et pour l'ensemble de l'univers, à l'équivalent de quelque chose comme 10000 Dollars mensuels. La réglementation actuelle du copyright artistique a pour principal effet de maintenir la richesse extravagante d'artistes - quel que soit leur talent - constituant une infime minorité de la communauté des hommes d'art ou de lettres. Et de transformer en cybercriminels les millions d'internautes qui s'échangent les fichiers MP3 ou les codes informatiques (illégalement, mais suivant ce qu'on peut cependant estimer être un "bon droit naturel"). Pour moi, le "bon droit naturel" est justifié par le coût effectif presque nul de la reproduction des données - ainsi, une lithographie reproduisant une oeuvre de Salvador Dali n'est pas du tout considérée comme équivalente à l'oeuvre originale. Depuis l'apparition des nouvelles technologies, l'unique valeur d'une oeuvre réside dans le travail de création initial, qui devrait donc être rémunéré suivant des principes nouveaux à trouver et à définir, en fonction de l'impact social (et non pas en fonction du volume de diffusion de copies ayant une valeur intrinsèque presque nulle, mais auxquelles on affecte artificiellement une valeur commerciale).

Beaucoup de recherches récentes qui se situent au coeur de l'informatique contemporaine, comme l'étude des langages formels et des procédés de compilation, reposent sur l'utilisation de multiples "boîtes à outil logicielles". Celles-ci pourront le cas échéant tomber sous le coup de brevets, ce qui interdira ensuite la libre exploitation des langages informatiques, et ouvrira une véritable brèche dans la liberté de recherche scientifique, si ce n'est pas dans la communication scientifique elle-même...

Je renvoie aux études sérieuses et très fouillées faites par des associations comme l'AFUL [21], sur l'impact économique que pourraient avoir la décision d'instaurer des brevets sur les logiciels. Cet impact ne serait positif que pour quelques grandes sociétés déjà en situation de quasi-monopole. L'impact serait extrêmement négatif, à l'inverse, pour tous les scientifiques concernés, pour les jeunes sociétés assurant la création et la diffusion des logiciels libres (il y en a d'extrêmement dynamiques en France, comme MandrakeSoft), et pour la grande majorité des petites PME/PMI qui n'ont pas les moyens financiers suffisants pour déposer des brevets ou effectuer les actions en contrefaçon.

Dans ces conditions, je ne peux que m'étonner des conclusions rendues par la "Commission brevetabilité" animée par Jacques Vincent-Carrefour dans le cadre de l'Académie des Technologies. Ces conclusions, qui sont favorables à l'instauration de brevets logiciels, reposent sur une analyse partielle et partiale, et constituent une véritable insulte à l'éthique scientifique. Il est vrai que la composition même de la commission, constituée pour l'essentiel de représentants de très grands groupes industriels et d'à peu près aucune personnalité scientifique indépendante de renom, laissait planer assez peu de doute sur les conclusions qui pouvaient être atteintes. La commission n'a même pas voulu entendre la position d'associations éminemment intéressées comme l'AFUL (voir [22]), n'a pas voulu prendre en compte des pétitions signées par des dizaines de milliers d'informaticiens et de scientifiques en Europe. Des rumeurs bien informées (fuites de brouillons de documents...) montrent que le rapport de la commission était déjà rédigé moins de 5 semaines après la constitution de la commission, avant même que l'enquête ait pu être sérieusement conduite. Bernard Lang, Directeur de recherches à l'INRIA, bien placé pour connaître les tenants et aboutissants de cette affaire, parle de "malhonnêteté intellectuelle" et de "tentative de manipulation délibérée" vis-à-vis des instances de décision. On ne saurait mieux dire, et j'espère que la communauté scientifique saura réagir de façon vigoureuse.

4. L'administration au service du citoyen et de la société

Je ne voudrais pas m'étendre longuement sur des aspects qui sont a priori éloignés de mes préoccupations professionnelles premières. Cependant, il me semble en tant que citoyen qu'il y a de nombreuses opportunités mal exploitées, qui permettraient de mieux mettre le potentiel de l'Internet au service de la Société, en particulier dans le rapport de l'administration avec ses usagers.

Tous les grands services de l'état devraient être consultables et exploitables en ligne - c'est déjà le cas dans une certaine mesure. Mais les formats de documents ne sont pas toujours ouverts (rappelons que les divers formats MS-Word *ne sont pas* des formats de document ouverts, et ils sont d'ailleurs partiellement incompatibles entre eux !). L'État devrait systématiquement favoriser l'usage de formats de documents ouverts pour tous les échanges de données entre les administrations, et encore plus, entre les administrations et les usagers (cf. rapport Carcenac [24] remis au Premier Ministre en avril 2001).

Des aberrations de gestion subsistent. C'est le cas par exemple pour le Bottin Administratif. La liste des services des différentes administrations et institutions est une donnée publique qui concerne en premier chef les citoyens dans leurs rapports avec la puissance publique, et aussi, en grande partie l'administration elle-même. Or on constate par exemple que le Bottin Administratif n'est disponible que moyennant une somme exorbitante avoisinant 2000 Francs ! Cet argent n'est certes pas perdu pour tout le monde (Société Française du Bottin, qui est une société de droit privé), mais il est assurément gaspillé en grande partie par l'État - évidemment, ceci ne concerne pas la réalisation des annuaires liés à l'Industrie, au Commerce, etc, pour lesquels une gestion privée est parfaitement logique et adéquate. L'État ferait mieux de subventionner la constitution d'une base de donnée électronique publiquement accessible, recensant les adresses et services pertinents relevant de la puissance publique (29).

(29) A vrai dire, dès que les services concernés ont eux-mêmes un site web, les informations afférentes sont disponibles directement par le web via les moteurs de recherche comme Google. Le Bottin Administratif, dans sa forme actuelle, est donc sans doute en voie d'obsolescence rapide.

5. Enseignement et TICE.

Il y a à l'heure actuelle une véritable frénésie autour des TICE (Technologies de l'Information et de la Communication pour l'Enseignement), sans doute à la faveur de la prise de conscience récente de l'importance économique de l'Internet par la puissance publique. Mais aussi en partie parce que des intérêts privés puissants s'expriment haut et fort dans le but de "placer" leurs technologies auprès du système éducatif, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes !

L'analyse développée dans les volets I et II de mon rapport tend à montrer, au moins en matière scientifique, que la plus grande prudence devrait être de mise en ce qui concerne l'introduction des TICE. L'urgence devrait être au contraire de dire qu'il n'y a pas urgence à précipiter l'usage massif de logiciels dont la valeur éducative, le plus souvent, n'est pas suffisamment éprouvée (voir à ce propos la remarquable contribution [25], parue en 1995 dans Libération, de Jean-Louis Gassée, principal artisan du système d'exploitation BeOS et expert mondialement connu en Informatique).

Beaucoup de logiciels proposés dans le commerce, notamment pour l'enseignement primaire et secondaire, s'avèrent être des logiciels à caractère essentiellement ludique, et n'ont pas un intérêt éducatif évident. S'ils en ont, il peut y avoir des problèmes d'accessibilité dans le temps ou dans l'espace (en raison de la faible durée de vie des logiciels commerciaux, de leur coût, de la difficulté à les déployer sur une base suffisante, du manque de formation des enseignants, etc). Les technologies en question ne devraient donc être recommandées dans les programmes scolaires et universitaires qu'après des expérimentations pédagogiques poussées, effectuées par des acteurs indépendants des groupes ou sociétés privées qui les proposent. Le label "Logiciel d'intérêt pédagogique" ne devrait pas être délivré par les services de l'État sans les expérimentations poussées évoquées plus haut.

A l'inverse, l'État doit évidemment dans un premier temps mettre en place l'infrastructure nécessaire pour assurer l'accès à l'Internet des établissements d'enseignement. En particulier, l'État doit veiller à ce qu'une formation permanente adéquate soit disponible pour un grand nombre d'enseignants (c'est un point clé, très loin d'être assuré à l'heure actuelle), nommer de jeunes enseignants bien formés et des personnels techniques appropriés en nombre suffisant, initier des structures collaboratives, si possible sur un plan national, permettant aux enseignants de créer et d'échanger des documents pédagogiques de qualité. Bien entendu, chaque fois que les documents sont produits avec le soutien de l'argent publique et à destination de l'enseignement publique, il devrait y avoir une incitation très forte (voire une règlementation explicite) pour que ces documents soient en libre accès. Dans ces conditions, il est clair que les logiciels libres et documents en source libre pourraient aisément constituer la meilleure solution pour le système éducatif, pourvu que des efforts coordonnés soient faits dans la bonne direction (En Octobre 1998, un accord cadre a été signé entre l'AFUL et le Ministère de l'Education Nationale [23], mais les moyens mis en oeuvre pour donner une suite concrète a cet accord ne semblent pas avoir été à la hauteur de ce qui aurait été nécessaire) :
(30) Je peux relater l'anecdote suivante, intervenue l'an dernier. Je cherchais alors sur Internet un logiciel libre permettant la réalisation "d'images magiques" tri-dimensionnelles. Assez rapidement, je tombe sur le site d'un chercheur allemand avec qui j'engage des discussions, et qui ont abouti à la réalisation en commun d'un modéliseur permettant de visualiser des formes 3D à partir de leurs équations mathématiques, et de les rendre en "images magiques". Une fois le travail fait, je réalise qu'il ne s'agit pas en fait d'un chercheur, mais d'un lycéen allemand qui a démarré ce travail remarquable dès l'âge de 15 ou 16 ans, et qui m'annonce qu'il doit interrompre un moment le développement du logiciel parce qu'il va passer l'Abitur (Baccalauréat allemand) ! (voir son site "Stereograph for Linux" [26])

Enfin, l'État devrait inciter les institutions scientifiques et les établissements de recherche publics à offrir plus systématiquement en libre accès les données scientifiques qui présentent un intérêt éducatif - en prenant dans ce domaine (le bon) exemple sur ce qui se pratique couramment aux États-Unis (NASA, NOAA, ...) (31)

(31) En France, par contre, il n'est même pas possible de se procurer des cartes géographiques à petite échelle du pays sans tomber sur l'icône : "carte bancaire" - cf. le site de l'IGN : http://www.ign.fr, dont je ne partage pas l'auto-glorification proclamée. Il m'a fallu aller sur un site américain pour trouver une carte décente de la France ou de la région grenobloise. Qu'est donc devenu le vieil idéal républicain d'instruction laïque et gratuite ?

Ceci vaut pour les documents d'histoire naturelle, les documents historiques, géographiques, géologiques ou muséologiques, dans la mesure où les données font partie du patrimoine culturel de l'humanité. Des subventions adéquates de l'État, probablement peu coûteuses, pourraient venir compenser le coût de maintenance des serveurs.

De nouveau, c'est le rayonnement culturel du pays qui est en jeu. Il faut avoir à l'esprit que des conditions restrictives abusives sur le droit de reproduction des données va empêcher la libre exploitation des documents par les enseignants pris individuellement. Bien sûr, ce n'est pas le cas pour les grands groupes multimedia, qui ont actuellement tous les moyens pour effectuer les démarches nécessaires, exercer des poursuites légales en cas de besoin, arracher des accords privilégiés, obtenir des "prix de gros" qu'ils rentabilisent aussitôt sur les volumes de vente de cassettes ou CD-Rom, souvent à des prix nettement supérieurs aux coûts de production, lorsque la concurrence est inexistante.

La mondialisation, oui, si c'est la mondialisation au service du citoyen, et en suivant les modèles les plus exemplaires de développement collaboratif. La mondialisation, non, si c'est l'appropriation du patrimoine culturel et scientifique de l'humanité par des intérêts privés et des grands monopoles !

6. Recommandations

Je ne redétaillerai pas ici la longue liste des mesures que j'ai préconisées dans les paragraphes précédents, mais je voudrais souligner l'urgence de mesures allant dans le sens de l'éthique scientifique et du droit des citoyens. Dans un rapport adressé au Secrétariat d'Etat à l'Industrie au début 1998, j'avais préconisé la création d'une Agence Publique des Logiciels Libres. Compte tenu de ce qui précède et des nécessités scientifiques expliquées plus haut, une telle mesure me paraît plus que jamais à l'ordre du jour; il y a d'ailleurs eu dans l'intervalle plusieurs propositions ou rapports intéressants liés à ces questions, à la fois d'origine parlementaire (Rapport Carcenac en avril 2001, proposition de loi Le Déaut-Paul-Cohen en 2000) ou sénatoriale (proposition de loi Laffitte et rapport Laffitte, Cabanel et Trégouët en 1999). La question mérite certainement un examen approfondi par l'État et un débat public de grande ampleur, qui n'a malheureusement pas encore pu avoir lieu.

Nota:
Le texte a été entièrement rédigé sur un système GNU/Linux, au moyen de l'éditeur Emacs de Richard Stallman et du système de traitement de texte TeX de Donald Knuth. La conversion au format HTML a été obtenue grâce au logiciel libre Amaya développé par l'INRIA et le W3C (Consortium international régulant les standards de communication de l'Internet).






Références

[1] Le Monde Informatique du 9 juin 2000, http://www.lmi.fr/ENQUETES/2000/20000609-57-informaticiensetrangersbienvenueeneurope.htm

[2] Collectif "Sauvez les Maths", http://www.multimania.com/sauvezlesmaths/

[3] Site du SNES, http://www.snes.fr/

[4] Sciences et Avenir, http://www.sciencesetavenir.com/comprendre/pg75.html

[5] J.-P. Demailly, cri d'alarme, http://www-fourier.ujf-grenoble.fr/~demailly/programmes.html

[6] Elucubrations de Claude Allègre, http://www.lemonde.fr/article/0,2320,31922,00.html

[7] Site de logiciels libres éducatifs du CARMI-Internet Grenoble, ftp://ftp.ac-grenoble.fr/ge, voir aussi http://www.ac-grenoble.fr/carmi-internet/ge/liens.php. Des CD-Roms devraient être prochainement disponibles sur l'initiative du CNDP.

[8] Bernard Lang, http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/ailf/

[9] Texte de Denis Monasse, Destabilisation des programmes, http://www.multimania.com/sauvezlesmaths/Textes/SMFtribunelibre3a.rtf

[10] Logiciels GNU de la FSF, http://www.gnu.org/

[11] Linux, http://www.linux.org/

[12] Applications scientifiques sous Linux, http://www-sor.inria.fr/mirrors/sal/index.shtml

[13] Site d'annonces Freshmeat, http://freshmeat.net (souvent plus de 50 annonces par jour...)

[14] Initiative Red Escolar au Mexique, http://redesc.linux.org.mx/

[15] Rapport PITAC de la Maison Blanche, http://www.fcw.com/fcw/articles/2000/0918/web-open-09-18-00.asp

[16] Association Française des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres, http://www.aful.org

[17] Informations sur la page d'Edward Felten, http://www.cs.princeton.edu/sip/sdmi/ http://www.cs.princeton.edu/sip/sdmi/riaaletter.html

[18] Logiciels libres pour l'enseignement (site du CNDP), http://shalmaneser.sortilege.org/cndp/

[19] Yves Chevallard et Marianna Bosch, Les Grandeurs en mathématiques au collège : une Atlandide oubliée, Callimaque revues, 1997.

[20] Contributions de Michel Delord, voir http://casemath.free.fr/index.php3?page=diver#tribune, en particulier les textes : Calcul humain, calcul mental et calculettes calc-index.html, et : Message aux réformistes nticd.htm.

[21] Bernard Lang, Enjeux de la brevetabilité du logiciel, http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/terminal/p.html

[22] Opposants à la brevetabilité des logiciels totalement ignorés, http://www.internet-actu.com/archives/une/une97.html

[23] Accord-cadre entre l'AFUL et le MENRT, http://www.aful.org/education/accord.html

[24] Rapport Carcenac, http://www.internet.gouv.fr/francais/textesref/rapcarcenac/sommaire.htm

[25] Jean-Louis Gassée (concepteur du système BeOS): "Ordinateurs à l'école, la grande illusion" http://users.skynet.be/aped/fr/math/documents.html

[26] Stereograph for Linux by Fabian Januszewski, stereograph.sourceforge.net/index.html

[27] Lettre de Romain Vidonne, professeur agrégé de Mathématiques, http://www-fourier.ujf-grenoble.fr/~demailly/vidonne.html